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Voix encore

Piqué au fond de la gorge il se rappelle à moi. L’émission s’appelait On n’est pas le centre du nombril ! Ce nom ! Mais le feu passe au vert. Petites simagrées informatives. Je sens que je vais zapper.


Remarquer que ça faisait encore partie de moi, après toutes ces années, ne m’avait pas déplu. Cette émission avait un grain. J’aimais la voix de celle qui la portait. J’aimais ce timbre, cette façon d’être à peine audible. Au fond de la gorge ou le long plutôt on imaginait des rides, des fossés que la fumée des années venait creuser encore et irriter. Je conduisais, sillonnais des rocades, bretelles, échangeurs… j’étais en bord de mer. Loin des routes anonymes. Avec des mots valables. Sur quoi portaient ses reportages ? Sur rien précisément : là résidait leur étrange et captivante nature. C’était un micro généreux tendu aux vents, aux gens, une fois même aux nuages !


« Je me souviens du regard de grand-mère quand elle m’aperçut un soir depuis la cale, évoluant avec facilité sur les rochers, n’allant nulle part, sautant comme un gamin des rues dans un pays mal décolonisé, libre et habillé de rien, fort et libre d’une énergie première et animale, d’une joie simple, d’une puissance naïve... Le soleil disparaîtrait lentement dans la ligne de l’océan. Je me mouvais dans l’espace de son regard, elle avait des yeux bleus d’océan, des cheveux roux légèrement permanentés, une robe et un vieux vélo blanc avec un antivol orange à code. Il y avait toujours sur son porte-bagages un panier en osier maintenu par un tendeur effiloché. Quand je suis remonté sur la cale jusqu’à elle, elle avait son sourire dans les yeux que j’aimais tant. Je ne me rappelle plus ce qu’elle a dit. Je sais qu’elle a dit quelque chose, une chose d’étrange à mi-chemin entre le monde de la cale et l’enfance à la mer, avec la brise. Elle avait des gouttes de rosée au coin des yeux. L’air si bon et son sourire. Elle avait des rides chaudes. »


Souvent je me garais pour écouter plus à mon aise. Une femme mûre se promenait à marée basse sur la plage de ses vacances d’enfance. Elle s’emportait soudain. On aurait dit des pioches. Deux hommes, équipés de burins et de marteaux, s’affairaient sur les rochers. Ils cherchaient des fossiles de coquillages et crustacés. « Vous voulez quoi ? Leur mettre un code-barre et les vendre ? De quel droit ?! » Un gendarme, appelé de toute urgence pour sécuriser un accident, était lui-même fauché par un petit camion de livraison. Il mourait sur le coup. Sur une photo de l’album que la dame feuilletait, on voyait la silhouette tracée à la craie, sur le bitume. Elle disait qu’elle évitait cette route, désormais. Un octogénaire, assis sur son bateau de plaisance, se revoyait courir, épuisette à la main, au premier jour des vacances d’été. Son fils se rappelait le Noël où le film de cette scène, projeté sur un drap blanc mal tendu au milieu de la salle à manger, l’avait ému. Une autre voix, une autre fois, décrivait une course affolée au milieu des marais, dont les hautes herbes griffaient à tout jamais les mollets imberbes du jeune orphelin que cette voix devenait, cet après-midi-là. Un comédien lisait le poème de Rimbaud : La calèche du cousin crie sur le sable. Une vieille femme parlait longuement d’un petit almanach en carton que son mari et elle s’envoyaient le temps de leur séparation (il était en Indochine). Chacun biffait, à réception, les jours écoulés depuis l’envoi de l’autre à l’autre bout du monde. Si les numéros des jours de chaque mois prenaient quasiment toute la place, dans les coins, en petit, ils avaient ajouté des mots – qu’elle relisait avec bonheur au micro : « Tu me manques », « Plus que 78 jours ! », « Je t’aime ». La date lointaine de leur réunion avait été entourée plusieurs fois, en rouge.


Même avec mon train-train elle aurait pu faire quelque chose d’intéressant. Si l’émission reprenait, qui sait, je serais peut-être le premier écouté ?


Chaque matin je longe le terrain de tennis où nous nous faufilions (en passant par un trou dans le grillage au fond du court) pour jouer mollement jusqu’au soir en fumant des joints. Chaque matin je passe devant un homme étrange, une sorte de spectre qui a toujours le même pull marron et une moustache noire de mexicain. Un vendredi sur deux, je vais chercher mes filles : périphérique du vendredi sur deux, gare de péage du vendredi sur deux, voitures du vendredi sur deux que je finis par reconnaître aux autocollants sur le coffre, aux peluches qui pendent sur la lunette arrière (Bébé à bord, Tais-toi et double), aux logos des voitures de fonction et leur conducteur fatigué. Cette nuit, je nous revois sur l'aérodrome très désert, un dimanche matin d'élections présidentielles. Le jour est apparu et nous avons perçu, derrière la porte conduisant à la tour de contrôle, le bulletin météorologique égrainé par une voix d'homme mal réveillée. Une nuit, après une marche sous la pluie, nous sommes rentrés à la maison de grand-mère. Elle n’y était pas, n’y venait que l’été. Elle nous l’avait prêtée pour cette drôle d’aventure – jeunes romantiques que nous étions : dormir sans les parents ! Nous étions deux citadins élevés en lotissements et nous n’avons pas réussi à faire du feu. Avant de nous coucher, on a lu de vieux magazines qui traînaient, comme deux vieux : il y avait trois Marie-Claire et un Télé Z.


« La mer monte et recouvre les rochers et tous les petits mondes des flaques et des crevettes indépendantes. Petits systèmes tous si singuliers, faits de cailloux et de bouts d’algues tous si précisément agencés. Dans le hasard d’une hauteur d’enfant. Les drames des châteaux de sable sont rejoués chaque année et à chaque marée, comme Sisyphe. Les histoires de mondes et de cités engloutis font naître en chacun des rêveries langoureuses. Le lac de Vassivières-en-Limousin, construit pour les besoins hydroélectriques de la population locale, avait sonné le glas d’un village entier. Les conteurs disent qu’on entend encore parfois les cloches sonner, qui insistent. »


Je repense à l’homme au pull-over marron, me demande où il dort. Je pense à mon ami conduisant la voiture de sa mère, je pense à ses K7. Je pense aux journées de pluie, au sable alors si brun, aux parties de rami ou de Scrabble. Je pense aux vélos cabossés, aux fougères, aux forêts. Je pense aux pièces de monnaie qui descendent le long du mécanisme de la cabine téléphonique. Le décompte du temps sous forme de centimes. Je pense aux vers grouillants. Je pense aux bosses sur le bitume, quand des racines têtues insistent, et le soulèvent.


« On avait huit ans et on était heureux et on ne le savait pas. »


La trotteuse bruisse et le bras du chat japonais grince. Ma respiration entre mes bourrelets. Je suis assis dans la cuisine. Mes filles sont loin, j’ai perdu mon ami, grand-mère est morte hier.


« Un soir nous étions descendus tous les deux voir la mer. Je regardais en direction du Nord, d’où venait le vent. Je sentais le vent lever mes cheveux que j’ai souple et épais comme un méchant garçon – elle répétait toujours ça. J’ai senti son visage dans mon cou. Plus tard, sur le port, nous avons longuement écouté ce bruit étrange, mal cadencé, les amarres qui claquent le long des mâts, la nuit. »


Ils n’en parleront pas à la radio. On la mettra sous cloche et on recouvrira de terre. Passage dans l’air d’une bulle soufflée par un enfant. Vivement le prochain vendredi. J’irai voir grand-mère cet après-midi.


Ne pas se fier aux dates
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