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L'heure d'hiver

Une nouvelle, inspirée de faits réels. Bonne Lecture (C'est pas très long).

Le 16 octobre de l’année 2010, Flamby, un lapin que les Giraudeau avaient confié aux Boutin pour le week-end, est mort. Les animaux de ce genre font souvent des crises cardiaques quand ils ont assez vécu. C’est ce qui semble être arrivé à Flamby mais Eléonore Boutin, âgée de six ans et demi, dit qu’il s’est suicidé. Selon elle, il s’est senti abandonné.


Toute la matinée du samedi les filles ont joué avec Flamby. Peu à peu le lapin a semblé s’habituer à leurs caresses parfois un peu sportives : il ne cherchait plus à s’échapper quand elles le serraient tout contre elles. Il les faisait rire quand il buvait au goutte-à-goutte de sa cage. Quand la maman est revenue des courses elles ont essayé de lui faire manger un yaourt nature : sans succès. La maman a dit que c’était un rongeur et que les rongeurs n’aiment pas les produits laitiers, même s’ils s’appellent Flamby. A part soi, elle a ajouté que c’était un drôle de nom pour un lapin quand même.


Elles ne voulaient pas aller à leurs activités du samedi après-midi (poterie pour la plus jeune et cheval pour la grande). Elles voulaient rester jouer avec Flamby. Le papa a dû faire montre d’un peu d’autorité. Lui et leur mère n’avaient pas payé et subi leur comédie en septembre pour qu’elles sèchent aujourd’hui à la moindre occasion. Pendant que les filles étaient absentes, les parents ont fait l’amour dans leur chambre. Puis la maman a repassé et le papa a jardiné. Cela ne consistait pas seulement à balayer les feuilles : le figuier donnait bien cette année. Le père a donc cueilli les figues, les plus mûres, et il a pensé à sa belle-mère qui sait en faire des confitures. Au moment où la mère rangeait la planche à repasser elle a vu le lapin dans sa cage, allongé sur le dos et les pattes en l’air. Elle s’est approchée. C’était, effectivement, assez critique : Flamby ne respirait plus. Le papa est allé chercher les filles à l’école de poterie, puis au haras. Il a attendu d’être sur la quatre voies pour leur annoncer le dernier coup du lapin. Eléonore a pleuré jusqu’au toboggan du lotissement. Elle en voulait à ses parents. L’aînée a sagement affirmé que Flamby serait mort même si elles étaient restées. Ce à quoi Eléonore a répondu que ça on ne pourra jamais le savoir.


Ça a été une triste soirée. Quand la plus jeune a vu le lapin étalé dans sa cage, exactement comme sa mère l’avait découvert quelques heures auparavant, elle a dit que le monde était injuste et qu’elle nous détestait tous. Elle n’a pas voulu dîner : elle a dit qu’elle s’en foutait des crêpes car Flamby était mort. Elle s’est enfermée dans sa chambre. Les parents ont regardé une émission à la télévision. Vers 22h 30, la maman a remarqué qu’elle ne s’était pas encore posé la question. Elle a demandé ce qu’on allait faire du lapin. Le papa a répondu qu’il y avait déjà pensé et qu’il l’enterrait demain dans le jardin. La femme a réfléchi et elle a souligné, très justement, que des chats ou des chiens errent souvent dans le jardin et qu’ils le déterreront. Le papa n’avait pas pensé à cela. Et pour cette nuit comment fait-on ? a continué la mère. Parce qu’elle ne savait pas comment réagissent les rongeurs morts et elle ne voulait pas prendre le risque qu’il pourrisse et que ça sente mauvais. Elle n’avait pas tort. Le papa a demandé à sa femme de lui donner l’un des petits sacs en plastique qui sont rangés dans le sac à pain et il est allé chercher des gants jetables dans le garage. Il a saisi Flamby par le collet, l’a mis dans le sac et a fait un nœud serré. Puis, il a dit que la solution pour la nuit serait le congélateur. Il a utilisé l’expression « faute de mieux ». La maman lui a dit de le faire lui-même et de faire attention aux Cornetto à la vanille.


Ils sont allés se coucher. La petite a bien voulu se laver les dents et la grande a lu assez tard dans son lit. La maman n’a pas très bien dormi. Elle a rêvé que le lapin sortait du congélateur et montait les escaliers jusqu’à leur chambre. Arrivé là, au pied de leur lit, il les regardait dormir. La mère se réveillait et le lapin lui disait en la fixant de ses yeux rouges et inexpressifs : « J’ai froid. »


Le lendemain matin, la petite allait un peu mieux. Elle a demandé où était Flamby. Le papa a répondu que ce matin ils allaient lui faire leurs adieux. Il a pris le ton le plus enjoué qu’il pouvait pour lancer un habituel : « Toutes en voiture. » Avec de nouveaux gants jetables, il a sorti Flamby du congélateur, puis du sac en plastique, l’a placé dans un vieux panier en osier qu’il était allé trouver dans le garage, avec sa tétine, sa brosse, le tout dans le coffre de la voiture et il n’a pas pris garde un seul instant aux airs étonnés de ses enfants et de sa femme, qui ont attaché leur ceinture. Eléonore avait des larmes qui montaient.


Ils se sont garés sur les bords de la Loire. Ce n’était pas une zone aménagée parce que les zones aménagées sont trop fréquentées par les familles et les joggeurs, le dimanche matin. Un vent très léger se faufilait entre les hautes herbes qui ont leurs racines sous les eaux. C’était un jour à faire de l’aviron. Le râle cadencé d’un club de rameurs se serait bien fondu dans le paysage. La famille est descendue. Le père a répété qu’ils allaient tous dire au revoir à Flamby. Il a laissé sa portière ouverte. Sur le lecteur CD de la voiture, il a lancé la double fugue du Requiem de Mozart. Ayant sorti le panier du coffre, il s’est approché de la berge et on a compris qu’il allait l’abandonner au destin du fleuve. Le Requiem résonnait dans l’air grisâtre de cette matinée. Les oiseaux semblaient retenir leur vol. Postés sur une branche, repliés dans des buissons sauvages, ils attendaient. Elles se sont serrées les unes contre les autres. Le papa les a rejointes.


Soudée et grave, la famille a regardé s’éloigner le panier en osier, qui contenait le lapin mort et presque tous les objets qui lui avaient été associés pendant son existence. Au bout d’un moment, quand le panier avait tellement dérivé qu’il n’était plus qu’un point indistinct à la surface du fleuve, la petite Eléonore a murmuré : « Adieu, Flamby » et sa voix était étranglée par l’émotion.


Alors les oiseaux ont pris leur envol et ont dessiné quelque chose au-dessus de la Loire.


Le chœur s’est tu un court instant, faisant place au quatuor solo du Recordare en Fa majeur. Ils sont remontés dans la voiture. Quand ils ont été sûrs de n’avoir pas été flashés par le radar automatique de la Route Départementale, la maman a demandé à son mari si c’était cette nuit qu’on était passé à l’heure d’hiver.


Ne pas se fier aux dates
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