Atelier "tout un été d'écriture" (proposé par François Bon) -La proposition 45
Lors de l'été 2018, FRançois Bon (Tiers livre) a proposé un atelier d'écriture en ligne. Chaque jour ou presque de l'été, il a lancé via Youtube une consigne d'écriture, qui tournait toujours autour du lieu, de la ville choisi(e) lors de la première consigne. les "productions" de chaque participant étaient mises en ligne (http://www.tierslivre.net/revue/spip.php?article210). une page faccebook accompagnait l'aventure...
a la fin, une dernière proposition : la 45. "cannibalisez tout ce que vous avez écrit depuis juin et allez-y. La nuit, la solitude, l'errance..." toutes ces contributions n°45 seront réunies dans un recueil papier à paraître prochainement au tiers livre.
merci françois bon pour l'énergie communicative !
Lorsque le crépuscule avait noyé le grand lac, lorsque le drapeau avait été baissé, puis rangé dans l’armoire métallique, les promenades raréfiées, les bruits de moteur plus désagréables, les mouettes plus graves et la forêt de cyprès plongée dans la profondeur, les phares s’allumaient, les complots se tramaient, les économies souterraines tentaient quelques sorties. Le remblai se vidait. Il y avait des rues plus confidentielles serrées entre la mer et différentes bretelles. Elles desservaient des garages et des maisons de second rang ; elles creusaient une sorte de vide, elles nouaient à l’intérieur. Les mouettes dans le soir qui montait n’étaient pas amicales. Au bout de la rue le vent froid, le règne de la mer, le boulevard désert. Des brigands de la côte passent, tirant une vache. Elle trimballe un fanal autour du cou. Un bateau va s’échouer : trompé par cette lumière balancée, il aura cru au port. Alors ils le dépouillent. Sur le sable à côté du feu de joie, des puces beiges et sauteuses creusent d’hypothétiques galeries. Elles aussi dansent, sont à la fête. On plongeait une main dans le sable gelé, on les sentait qui nous chatouillaient.
L’océan, nappe sale, attendait son heure. Les gens maintenant savaient que le niveau des mers sur la Terre devenait préoccupant. On penserait au toit de la maison de second rang pour se réfugier (en passant par le velux qu’on avait enfant tant de mal à ouvrir) : s’asseoir sur les tuiles et attendre que la maison dérive en direction de l’Ouest, vers l’horizon, au-delà, en ces zones que seuls les véritables capitaines défient ; s’asseoir sur ce toit-radeau, se nourrir de mouettes, de cadavres d’animaux du zoo, boire de l’eau de pluie, rentrer à l’intérieur et tenter de dormir (près des tapisseries très-connues, dans l’odeur de moquette), s’enfoncer dans les draps et se tapir… mais les eaux finalement happeraient tout, elles avaient déjà gravi les escaliers et il ne restait plus guère que quelques marches avant la dernière vague. L’eau montait, les drapeaux ni les alertes n’y faisaient rien, la maison comme toute la ville basculait, basculerait : dans la nuit.
La rumeur de la ville. Son silence est si puissant. Elle croit rivaliser avec la mer. Le remblai est pris dans le vent. Sur le trottoir il y a quelques palmiers en pots dont les palmes sont presque couchées. Sur les vitrines des restaurants (tous fermés), des gouttes tracent des chemins. La mer ressemble à de la boue. La ville ressemble à un paquebot. Elle est parée comme on se pare pour une croisière. En vérité elle est amas de rouille. D’ailleurs, cette nuit, quand l’eau aura assez monté, deux gros céréaliers remonteront le chenal. Le premier, vers minuit. On dirait un vaisseau-fantôme, pris dans les brumes blanches, entrant en scène comme un criminel. Le second, vers une heure du matin. Impossible d’identifier le pavillon. Quelques hommes sur le pont. Des sri-lankais ? Sur le port erre un homme, vieilli par le soleil, le sel, l’alcool, des journées et des années et une vie toute entière creuses, traîneur de savates, un jean de cambouis, des pulls entassés, un ciré. Le phare rouge fait sa ronde. Le phare vert clignote. Le vent cingle. La pluie fouette le visage.
Étincelles floues : les lumières jaunes des lampadaires se reflétant sur l’eau du chenal. Théâtres miniatures : les rideaux de pluie devant les phares des voitures. Bruit des roues sur l’asphalte. Bruit des bouts claquant, avec le vent, le long des mats des petits catamarans. Un café d’habitués ferme. Où va s’échouer le vieil ivrogne ? Publicités sur écrans : pour personne. Casino, piscine, club : tout fermé, éteint.
Le carrousel Belle Époque, immobile, enserré d’une ridicule chaînette, donne envie d’imaginer un crime : deux coups de couteau à la carotide.
Les pompiers finissent par arriver sur place. Prévenus par qui ? Gyrophare bleu, silencieux, sous pluie fine, vers 3 heures. Une voiture de police en travers du remblai. Une courte phrase incompréhensible dans la radio. Brancard. Pas de badauds. On est loin des attroupements estivaux autour des caricaturistes. Des retraités à moitié endormis, s’adonnant à la pêche à la ligne, le flotteur nonchalant à la surface du lac, pareil à un drapeau un jour de pétole. Et dans la maison de second rang, les fourmis autour des gouttes de poison, s’abreuvant et introduisant ce leurre sucré dans leur cité, comme les Troyens dans la légende (avec le canasson). Le tueur l’a attirée près de l’avion 1900. La victime ne s’est pas méfiée. Ils devaient se connaître. Ils avaient, c’est sûr, une raison de se faire discrets. « Pourquoi les vidéo-surveillances ne sont-elles activées que l’été ? » « Qu’on interroge aussi les sri-lankais. » L’enquête débute au milieu de la nuit. L’inspecteur fétiche de l’auteur aura tôt fait de s’y enfoncer profondément. Dix chapitres plus loin, l’insoupçonnable dénouement confirme les promesses de la quatrième de couverture : « Nuits blanches assurées ! »
On faisait une virée triste, bordée d’enseignes, d’un routier décrépi pas encore racheté pour être démoli, d’un mur qui s’écaillait et où on devinait qu’il avait été question de maintenance informatique, de jeux vidéos d’occasion, de vinyles ou de chaînes hi-fi Sony et on arrivait au commissariat. Il avait tellement plu. La lumière mais personne. La nuit s’annonçait poisseuse pour l’inspecteur Ruminetout...
Les yeux plongés avaient fait le saut de l’ange. L’assaut était lancé. Une vache portant au cou lanterne pour imiter un phare, faire croire à un bateau réclamant assistance ; un feu sur la plage ; l’assaut était lancé (lambeaux de draps). Il resterait dans les trous quelques crabes et quelques crevettes ballottés par la mécanique. Mais l’essentiel des algues serait nuisible. Là où le soleil annonçait obstinément, comme par une habitude non questionnée, le matin on pensait à ce marasme où on avait dégringolé, on imaginait comme dans un paradis oublié les herbes parsemées d’insectes, les chevaux, les courses, les danses patrimoniales. Désormais on s’enfonçait. Ce n’était même pas de la boue mais du vent, du désert. Et de l’autre côté l’océan (nappe sale) recouvrait la Terre, niait tout visage, tout regard, toute échelle. Bientôt même les carcasses d’animaux feraient l’objet de guerres. Il se demanda si les nouveaux propriétaires avaient changé la tapisserie. Il dut admettre : « C’est sûr ». Alors il éprouva (et s’en étonna) de la tristesse même pour la disparition du drapeau. Ce despote anonyme avec ses vidéo-surveillances, ses points de vigilance, ses degrés d’alerte et ses codes couleur… – ce despote lui manquait. L’inspecteur s’en voulait de regretter ces choses. Mais cela n’avait plus d’importance. Il lapa quelques gorgées (une eau croupie, dans le trou d’une tuile), se rendormit.
La boule à neige s’éleva dans les airs. Dans la boule le remblai, les phares, les crimes, les bourrasques de vent, la bruine –même le toit de la maison d’enfance et son velux poussiéreux.
Les voitures pressées, les gouttes de pluie sur les vitrines, les feux de joie des pirates, les animaux du zoo, les amourettes d’été et les coups de frime, tout s’envolait dans la grande comète du souvenir qui irait s’écraser plus au Nord, sur les falaises brunes, ou en pleine mer entre un haut, un creux, mais toujours vite oubliée, engloutie, enfouie au fond des eaux et vite oubliée, tout simplement oubliée avant l’aube, jusqu’à la fin des temps.