Réveil / Mexique
Texte / lecture dessinée. Dans le cadre du Festival Les Spectaculaires (La Roche-sur-Yon, 2016), la commande était d'écrire et lire un texte ayant pour thème "Le Mexique", ce texte donnant lieu à un dessin réalisé en direct. Nous nous sommes bien amusés ! Dessinatrice : Claire Corbin.
Ça dure seize minutes. Je le signale car quand je suis comme vous, assis ou debout à écouter un type qui lit un texte qu’il a écrit, la première chose que j’essaie de deviner c’est combien de temps ça va durer. Oui, en général je scrute la liasse de feuilles du type qui lit et je me fais mentalement une estimation du temps en mélangeant ce que je perçois de la liasse et ce que je comprends de la fréquence avec laquelle l’homme ou la femme passe à la feuille suivante. Mais ce sont des calculs extrêmement pénibles, et tout à fait hasardeux. Donc je préfère vous l’annoncer ce soir, car je me mets à votre place et que je sais que si c’est mauvais c’est toujours trop long, et que si ça se laisse écouter, si c’est trop long, ça en devient mauvais : ça dure seize minutes.
Comme un citron.
Le Mexique, donc.
Bon, entre le Mexique et moi, on ne peut pas dire que ce soit une histoire évidente.
Car ayant accepté, sans trop y penser, l’invitation d’écrire un texte sur le Mexique, lequel serait lu à haute voix et dessiné en direct, et voilà qui serait tout à fait spectaculaire et tout à fait contemporain, je me heurtai, au moment de joindre le geste à la parole, à un obstacle pour le moins majeur : je ne suis jamais allé au Mexique.
J’entrepris alors de chercher, ici ou là, en moi, des traces ou des empreintes du Mexique, et de donner, ici, le résultat de cette collecte, ce soir.
J'ai donc intitulé ce texte : Dictionnaire intime du Mexique . N'y voyons aucune concurrence avec le merveilleux Dictionnaire amoureux du Mexique de Jean-Claude Carrière, ce dernier ayant déjà foulé, et pas qu'un peu, ce sol si jaune et si poussiéreux qui nous vient tous à l'esprit quand on convoque le Mexique dans nos crânes. Jean-Claude Carrière connaît concrètement le Mexique et il en livre des secrets.
Pour ma part, ce soir, ce sera... comment dire ?
Bon : Dictionnaire intime du Mexique !
C'est ça : Presser en soi le mot Mexique, comme un citron.
Et justement à propos de Mexique, la première image qui me vient c'est une image de citrons, c'est, vous savez, cette publicité dans les années 80, cette publicité pour Pulco citron, cette publicité qui mettait en scène un mexicain somnolant dans un hamac, qui a soif mais est trop assommé par la chaleur pour faire l'effort de se mouvoir vers son verre, et alors il tape sur le tronc d'un citronnier auquel l'une des cordes du hamac est accrochée et des dizaines, des centaines de citrons tombent, et ces citrons font très légèrement choir le hamac, juste assez pour que notre héros puisse atteindre son verre, et il boit, et on a tous envie d'acheter du Pulco Citron. Voilà, Dictionnaire intime du Mexique, première entrée.
Comme un citron.
Pendant plusieurs années, le lundi midi, je mangeai, face à mes collègues, une salade mexicaine. Dûment déposée le matin et gardée au frais dans le réfrigérateur collectif, ma salade en boîte passait sa matinée aux côtés du Tupperware de mon collègue Simon O, lequel en général avait un reste des paupiettes de son dimanche midi, et de la Lunch Box de Valérie L, qui devrait de temps en temps manger autre chose que toujours des Lunch Box, je trouve. Thon, haricots rouges prétrempés, eau, maïs, poivrons, carottes, haricots verts, oignons, purée double concentrée de tomate, vinaigre d’alcool, huile de colza, sel, fond de volaille aromatisée (dextrose, sel, graisse et viande de poulet, arôme naturel), aromates et épices, sucre, amidon de riz, épaississant : gomme guar. Additif : E 412 (entre parenthèses Gomme guar) –tels sont les ingrédients qui entrent dans la composition de la salade que j’ai eu l’habitude d’acheter et de consommer à une époque pas si lointaine de ma vie intéressante.
Comme un citron.
A Saint-Benoist-sur-Mer, en Vendée, entre Angle et Curzon (pas très loin de Luçon), dans la cour intérieure de la bibliothèque municipale une fresque réalisée par des adolescentes et des adolescents représente des sombreros et des personnages facilement identifiables comme étant mexicains. Les couleurs qui dominent sont le bleu, le rouge et le vert. Le thème du centre de loisirs, cet automne-là, était le Mexique.
Zorro le justicier, cavale au Mexique. Un collègue, encore un, me raconta un jour, et sans doute un lundi, qu’il avait pour habitude de regarder Zorro chaque dimanche, sur France 3, avec ses enfants. J'imagine très bien (si je transpose à mes propres dimanches soirs de quand j'étais gosse) des grillées de mogettes ou des crêpes. Et vous si, comme moi, vous venez de vous faire la même réflexion, à savoir : «Ah bon ? Zorro ? ça passe encore ?! » alors c’est peut-être que vous êtes du côté, bravo, des gens qui n'ont pas la télé, ou qui, l'ayant, n'ont pas le temps de la regarder, bravo, il est bien plus crucial en effet de venir à la Gâterie pour écouter des créations contemporaines, des créations qui peuvent changer la vie (comme disait François Mitterrand et Arthur Rimbaud avant lui)–et quatrième entrée.
Dictionnaire intime du Mexique. Presser le mot Mexique comme un citron.
« Bienvenida a Tijuana », la chanson de Manu Chao parle de Tijuana, au Mexique.
Florence Cassez, tel est le nom de cette française qui fut arrêtée et emprisonnée au Mexique.
Mexique. Le mot se donne comme une boule de neige, d’un seul souffle. Dans Mexique, le X irradie, le X rayonne. Il rayonne à l’écrit et il est une berceuse à l'oreille . X. X. X. X. Mexique. Ce X est magnifique. Ce X emmène vers le q-u-e, comme dans un mix de Barry Rodriguez, emmène en douceur, emmène avec naturel. Et alors se déploient les images du Mexique.
La terre jaune que soulève le cheval de Zorro et dans laquelle s'enfoncent ceux qui sont lancés à ses trousses, à partir des ranchs et des saloons du Mexique, au Mexique.
Les collines de rocailles où gisent des crânes de vautours et des squelettes d'indiennes et de chacals, au Mexique.
Les files de travailleurs immigrés tentant de rejoindre Estados Unidos pour mettre un peu de beurre dans les tortillas, au Mexique.
Le cartel de la drogue nommé Guerrerros Unidos qui selon plusieurs sources aurait fait disparaître quarante-trois étudiants en les incinérant dans une décharge, à Cocula, avant de disperser leurs restes dans une rivière nommée Champoton. Au Mexique.
Et dans le Dalhia Noir ! Leland Lee Blanchard, lieutenant du L.A. P.D. et ami du narrateur, Leland Lee Blanchard meurt au Mexique. J'allais oublier ce fait, ce soir d'ailleurs nous allions tous l'oublier, mais je m'en suis souvenu à temps.
Octavio Paz écrit : « Pour l’habitant de Paris, New York ou Londres, la mort est ce mot qu’on ne prononce jamais parce qu’il brûle les lèvres. Le Mexicain, en revanche, la fréquente, la raille, la brave, dort avec, la fête, c’est l’un de ses amusements favoris et son amour le plus fidèle. » Voilà qui est dépaysant.
Comme un citron.
Et je convoque aussi ce soir, très solennellement, car j'y repense toujours avec plaisir et nostalgie, je convoque dis-je cette reprise très ensoleillée, très mexicaine, du OBLADI OBLADA des Beatles sur une compilation réunissant des Bandas Mexicanas, dont j’étais fan quand j'étais môme et que j’aime encore écouter aujourd'hui, et faire écouter à mes enfants, pour danser avec elles dans mon salon rempli de pièces de Mémory Ravensburger et de figurines Hello Kitty.
Dora l'exploratrice a sûrement exploré le Mexique.
Mouk et Chavapa y sont sûrement allés aussi.
Et sans doute à vélo, comme Sylvain M.
Et donc voilà, c'est moi, et j'en suis là de mon abécédaire, ou de mon dictionnaire, m'écoutant parler et me grisant de ma propre prose, quand tout à coup les fils et les aiguilles des hasards et de la rêverie réunis me conduisent sur un autre chemin.
Voici, en effet, que je découvre le texte d'un poète mexicain nommé Emilio Pacheco.
Je suis en train de feuilleter une Anthologie de poésies mexicaines dans l'espoir de trouver des idées pour la présente intervention.
Cette anthologie est parue en 2010 en prévision de l'année 2011 qui devait être l'Année du Mexique en France, mais on sait que cela n'eut pas lieu (annulé, affaire Florence Cassez oblige) – et savez-vous d'ailleurs que c'est finalement cette année, 2016, qui est Année du Mexique en France, oui, tout le monde l'ignore, ou presque, et heureusement que la Gâterie et les Spectaculaires sont là, ce soir, pour le relayer– dans cette anthologie, donc, je découvre les vers d'un poète mexicain nommé Emilio Pacheco. José Emilio Pacheco de son nom complet.
Comme un citron. Emilio.
Ce mexicain et son poème se mettent à me faire des clins d’œil, ou des appels du pied.
Il se trouve en effet que ce jeune garçon s'appelait Emilio.
Comme un citron. Et quoi que vous pensiez vous aurez raison.
Et j'avais commencé à dériver et je ne comptais pas m'arrêter.
Dictionnaire très intime du Mexique. J'avançai plus avant dans cette intimité.
Ce prénom et ce texte, que le monde est petit, il faut que..., il doit être question d'un truc comme le Mexique, que je presse et alors revient un texte qui dort au fond de mon ordinateur. C'est une nouvelle née d'un voyage que j'ai fait, réellement pour le coup, en Équateur, il y a plus de dix ans. C'est un texte qui s’appelle Réveil, que j'aime assez et que j'ai souvent voulu partager. Il est né d'une rencontre avec un jeune garçon, un garçon d'à peine 14 ans, qui peignait, qui s'appelait Emilio, et qui vendait ses tableaux, et les tableaux de son père, dans le centre historique de Quito, en Équateur.
En effet il s'appelait Emilio.
Emilio m'a raconté l'histoire de son tableau : dans son village, l'apparition subite du condor, qu'on voit ici se dresser, menaçant, dans le ciel, est le signe d'un péril à deux doigts d'éclater, et toute sa communauté croit dur comme fer à ce signe.
Presser le mot Mexique comme un citron.
Emilio, en effet, vit dans les montagnes, et il vient à Quito la capitale pour vendre son travail, et d'ailleurs si je veux il peut m'accueillir dans son village, son village qui a vue sur le Cotopaxi et le Chimborazo pas très loin, qui sont des volcans célèbres et si je suis amateur de Trekking, et il prononce ce mot, Trekking, avec ce drôle d'accent, cette drôle de façon qu'ont les hispanophones de prononcer des mots anglais, par exemple ils disent ROTMAIL PUNTO COM pour hotmail.com, et que donc si je suis amateur de TREK son oncle peut me servir de guide, etc., etc. et nous avons sympathisé, nous avons passé l'après-midi ensemble et finalement j'ai voulu lui acheter ce tableau : mais je n'avais pas assez d'argent sur moi alors nous nous sommes donnés rendez-vous le lendemain, et il fallait que je le trouve avant qu'il ne reparte vers son village, soit avant 9h du matin et quand j'y suis allé le lendemain matin –c'était dans l'arrière-cour d'un garagiste, une pièce de 10 m2 à peine–, il était 8h 45 mais il était déjà reparti et désormais c'était une famille de 5 personnes qui occupait les lieux.
Quito est une ville posée très haut dans les montagnes. Les premiers jours il faut du temps pour reprendre son souffle. Mexico est dit-on une ville très polluée. Les rues de Quito parfois sont très sinueuses, j'imagine celles de Mexico longues et droites. Il y a à Quito une colline d'où sortent des cerfs-volants et des gamins des rues. Quito a des étals de fruits, des Pick-up, des façades de béton, des toits plats, des taxis et des cars.
8h 45. Emilio était déjà reparti.
J'étais déçu. Je devais rentrer en France le lendemain.
Je m'en suis remis à une bonne étoile : j'ai expliqué l'affaire à ces inconnus, je leur ai laissé l'argent du tableau puis j'ai écrit mon adresse en France sur un bout de papier. J'ai rajouté de l'argent pour les timbres et le lendemain je montais dans mon avion, et j'avais peur car j'ai peur en avion.
Et un jour j'ai reçu ce tableau par la poste.
Et, il y a de cela quelques jours, donc, je tombe sur le texte de ce poète mexicain, Emilio Pacheco, et très vite je pense aux volcans et au condor de ce tableau.
Car dans le poème il est écrit:
Absurde est la matière qui s'écroule,
la matière pénétrée de vide, la creuse.
Non : la matière ne se détruit pas,
la forme que nous lui donnons se désagrège,
nos œuvres se réduisent en miettes.
Et nous lisons ensuite:
La terre tourne, entretenue par le feu.
Elle dort sur une poudrière.
Elle porte en son sein un bûcher
un enfer solide
qui soudain se transforme en abîme.
Puis, il est écrit :
La pierre profonde bat dans son gouffre.
En se dépétrifiant, elle rompt son pacte
avec l'immobilité et se transforme
en bélier de la mort.
Et quand nous lisons le bélier nous lisons le condor. Et nous lisons encore:
De l'intérieur vient le coup,
la morne cavalcade,
l'éclatement de l'invisible, l'explosion
de ce que nous supposons immobile
et qui pourtant bouillonne sans cesse.
L'enfer se dresse pour noyer la terre.
Le Vésuve éclate de l'intérieur.
La bombe monte au lieu de descendre.
L'éclair jaillit d'un puits de ténèbres.
Et dans le poème il est écrit Vésuve, qui est en Italie. Et nous lisons Cotopaxi , nous lisons Chimborazo, qui sont en Équateur.
Il monte du fond, le vent de la mort.
Le monde tressaille en fracas de mort.
La terre sort de ses gonds de mort.
Comme une fumée secrète avance la mort.
De sa prison profonde s'échappe la mort.
Du plus profond et du plus trouble jaillit la mort.
Et nous lisons :
Le jour devient nuit,
la poussière est soleil
et le fracas remplit tout.
Et encore :
Ainsi soudain se casse ce qui est ferme,
béton et fer deviennent mouvants,
l'asphalte se déchire, la ville et la vie
s'écroulent. La planète triomphe
contre les projets de ses envahisseurs.
Et il est écrit aussi :
La maison qui protégeait contre la nuit et le froid,
la violence et l'intempérie,
le désamour, la faim et la soif,
se transforme en gibet et en cercueil.
Le survivant reste emprisonné
dans le sable et les filets de la profonde asphyxie.
Et nos yeux continuent de suivre la page du poème et nous lisons :
C'est seulement quand il nous manque, qu'on apprécie l'air.
Seulement quand nous sommes attrapés comme le poisson
dans les filets de l'asphyxie. Il n'y a pas de trous
pour retourner à la mer d'oxygène
où nous nous déplacions en liberté.
Le double poids de l'horreur et de la terreur
nous a sortis
de l'eau de la vie.
Seulement dans le confinement nous comprenons
que vivre c'est avoir de l'espace.
Il fut un temps
heureux où nous pouvions bouger,
sortir, entrer, nous lever, nous asseoir.
Maintenant tout s'est écroulé. Le monde
a fermé ses accès, ses fenêtres.
Aujourd'hui nous comprenons ce que signifie
cette terrible expression : enterrés vivants.
Et on est loin très loin désormais de Zorro et de Pulco Citron. C'est ce que vous vous dites et vous avez raison. Car nous lisons :
Le séisme arrive et devant lui plus rien
ne valent les prières et les supplications.
Il naît de son sein pour détruire
tout ce que nous avons mis à sa portée.
Il jaillit et se fait reconnaître à son œuvre atroce.
La destruction est son unique langage.
Il veut être vénéré parmi les ruines.
Et enfin nous lisons:
Cosmos est chaos, mais nous le savions pas
ou nous n'arrivions pas à le comprendre.
La planète descend-elle en tournant
dans les abîmes de feu glacé?
Tourne-t-elle ou tombe-t-elle cette terre ?
Le destin de la matière est-il dans cette chute infinie ?
Nous sommes nature et rêve. C'est pourquoi
nous sommes ce qui descend toujours :
poussière dans les airs.
Et c'est donc en pressant le mot Mexique en moi que je découvre que l'histoire qui va suivre, ce Réveil avec lequel nous allons conclure, n'est rien moins qu'un écho à ce poème, qui lui-même est un écho à ce tableau, qui lui-même est un écho aux légendes qui ont cours dans cette partie de la cordillère des Andes, laquelle est une chaîne de montagnes et de volcans née des dérives de plusieurs plaques tectoniques, et c'est ainsi à l'infini : des échos, des dérives, des citrons, et comme cela, et aussi autrement, à l'infini, oui, et plus ou moins (et aussi un peu plus).
Réveil
Emilio court sur les rochers qui descendent dans le lac. Le lac est vert turquoise, il est si grand que des vagues viennent mourir au pied des falaises. Trois montagnes dominent le village et le lac. Leurs cimes restent blanches toute l’année. En montant sur la butte des cultures, de l’autre côté, on aperçoit le volcan qui fume, pareil un vieillard qui s’ennuie. On sent son odeur de braises, et celle des nourritures qui cuisent sur le feu de pierres.
Le blé pousse dans cette fumée. Les oiseaux ont l’habitude de cet affolement. Ils ne se posent jamais. Ce sont les vrais maîtres des lieux. Même quand on court pour se distraire, même quand on dort en plein après-midi, alors que jouent les enfants assis dans la poussière, leurs cris et leur présence guident les yeux et occupent l’esprit. Emilio est un enfant d’ici. Il est fait de cette terre et cette lave, bien qu’il porte un tee-shirt troué et défraîchi sur lequel est inscrit Fiesta del Millenario, un pantalon noirci par le cambouis et une casquette de citadin. Sa mère ne quitte jamais le village mais Emilio accompagne souvent son père jusqu’à la capitale grise, mélange de passé colonial et de bidonville contemporain. Ils vont vendre leurs tableaux aux touristes. Ils reviennent avec un peu d’argent, quelques babioles, de la peinture.
Emilio aime être ici. Il court pieds nus sur les rochers. Les oiseaux n’ont pas cessé de dessiner leurs courbes, comme s’ils cherchaient quelque chose. Peut-être qu’ils attendent que le monstre du lac, avec sa tête en coquillages, ses tentacules faites de milliers de petits poissons, s’endorme tout à fait. Le corps du monstre couvre l’étendue de vase et de bourbe. Les oiseaux s’irritent de cette mollesse qui s’offre à eux à travers l’eau boueuse, elle les énerve et les nargue. Les bras du monstre s’enfoncent dans la glaise à une lenteur extrême, crabe jurassique, gigantesque, gigotant dans une flaque d’eau depuis des siècles, sans vouloir fermer l’œil. Pris au piège de ce cirque, ce silence, un jour les oiseaux se décideront à foncer sur lui, ils lui arracheront sa chair de caoutchouc et ils libéreront les poissons collés à lui comme des croûtes. Emilio sent cela. Il sait que tout est en suspend ici depuis trop longtemps.
Le garçon pointe une branche dans la vase, lance des pierres dans le lac.
-Arg !
Il rouvre son corps à l’espace de ses pairs, il renoue avec ces lieux après le car, la roublardise, les palabres de La Ciudad. Là-bas ils logent au fond d’une cour, derrière l’atelier d’un garagiste qui a trouvé le moyen d’augmenter ses revenus. Quand son père et lui n’y sont pas, la pièce est occupée par un couple de paysans pauvres avec leur fille dans les pattes, des gens de La Sierra comme eux qui viennent vendre leurs fruits sur les marchés. On ne sait plus comment tout ça a commencé.
Quand il a couru et crié, respiré, soufflé et joué, Emilio remonte au village. On prépare à manger devant les maisons de chaux et de palmes. L’air est baigné des vapeurs des marmites. Pourtant, il ne peut rien contre le vent qui déjà cingle et gèle les visages. Les voix parviennent comme atténuées, comprimées, dans ce sentier pour moutons et lamas, prisonnières des falaises taciturnes et des neiges. Elles ne sont rien sous les oiseaux qui tournent, inquiets, infatigables. L’effluve des cuisines va satisfaire les corps. L’endroit sera laissé au soupir du volcan, aux vols des vautours. La nuit va venir encore. Les villageois vont s’endormir.
Le condor va venir un jour. Ses ailes zébrées grande ouvertes, il sera stationné au milieu du ciel, sous les regards surpris, au réveil. Ils sauront qu’il avait toujours été là. Les villageois n’iront pas travailler ce jour-là, les alpagas et les moutons auront les yeux rivés vers l’animal si gros et majestueux. Les hommes n’auront pas peur. Dociles, ils accueilleront ce jour et cette heure comme un travail à faire, un protocole à suivre, ils ne paniqueront pas. Le condor occupe tout l’espace du village, sa présence fige la scène, plombe la vie, décrète le départ.
L’affolement est le fait des oiseaux. Leur course aveugle semble s’être amplifiée, leurs cris paraissent encore plus niais dans ce silence. Les familles préparent leur paquetage, éteignent les feux, lèvent les camps. Empruntent, disciplinées, la ligne du sentier aux moutons et lamas –le sentier appelé pompeusement « La Rua Principal », pourtant plus mince qu’un filet d’eau, qui descend vers la vallée. Le volcan va venir, son bruit va recouvrir les cris dérisoires, le vent glacial, l’hibernation du Monstre aux coquillages préhistoriques. Les villageois vont se mettre à l’abri, déserter les lieux. Emilio pense aux voyages pour La Ciudad avec son père, il revoit les femmes avec leurs longues nattes noires, leur chapeau de feutre, leur pull en laine et leur jupe en nylon qui vendent les galettes de céréales dans les cars, il sent la transpiration des voyageurs au regard perdu, il se rappelle l’agitation des villes aux tunnels irrespirables. Il sait que ce voyage-ci est le premier vrai voyage. Un exode très simple, sans fanfreluche, comme le mouvement d’un vieux serpent pendant la sieste avant l’explosion du volcan.