Candéloro et moi (mais aussi et Noël)
Un texte écrit à l'occasion des 3 ans de La Gâterie : Pendant une nuit entière, diverses créations sont nées, in situ. La galerie était ouverte toute la nuit ; nous nous sommes bien amusés ! Dans ce texte, il s'agissait pour moi de coucher enfin par écrit ce qui me relie à Philippe Candéloro. Ni les gens ni moi ne pouvions différer encore cette exposition cruciale. Le texte était imprimé toutes les 30 minutes. Les différents états du texte s'affichaient et s'entassaient donc au fur et à mesure de la nuit à côté de l'ordinateur où j'écrivais. Voici la version finale (4 h du matin) :
Comme chez tout le monde Philippe Candéloro est entré dans ma vie en 1992 lors des Jeux Olympiques d’Alberville.
Comme pour tout un chacun Marie-José Pérec est le pendant estival de Philippe.
Dans ma mémoire comme dans celle de mon voisin, le patineur et la coureuse sont une gloire et une chaleur.
Les pirouettes renversées, non-homologuées et donc réservées aux galas, les notes 6.2 / 6.1 / 5.9 / 6.3 !, les pleurs de Marie-Jo, la musique du Parrain, tout cela nous rappelle le canapé vert de chez Cuir Center qu’avait acheté maman pour quitter les années 80.
Son sourire un peu juvénile, sa sympathique manière d’avoir l’air d’être là par hasard.
La dernière fois que cette énergie patriotique s’est produite, en matière de sport, c’était pour PauI-Henri Mathieu (Rolland Garros 2008) : toute la France subitement s’était mise à prononcer ce nom, Paul-Henri Mathieu, et je l’ai découvert aussi, dans la fièvre, jusqu’au vendredi de la demi-finale (perdue).
Philippe, lui, était vêtu de noir. L’acier de ses patins brillait comme une épée.
Il avait les cheveux tirés vers l’arrière, ce qui n’était pas une grande réussite.
Sinon, en général, Philippe Candéloro a les cheveux bouclés. Ceux-ci viennent jouer dans le cou exactement comme Waddle et les autres footballeurs des années Tapi (nom scientifique : Muleta). Il a, décidément, un sourire avec des dents ; des yeux malins.
Je devais me rendre compte de sa petitesse lors de cette nuit de septembre 2001. Alors en effet je l’introduisis, stratège improvisé du monde de la nuit, dans feu la discothèque Le Newton :
La semaine suivante, je devais quitter la France pour un an. Voilà pourquoi ce samedi soir, sur le balcon de Franck, on m’avait pris l’épaule, chanté Dans mon pays d’Espagne, souhaité plein de bonnes choses et moi j’étais content ; j’étais content mais saoul, trop saoul pour rentrer en voiture ; un car s’arrêta ; le conducteur me demanda : « Le Newton ? »
« J’habite juste à côté » (je répondis).
Et je montai dans le car.
Alors j’entendis sa voix.
A la fois nasale et gutturale, elle est une bizarrerie assez désagréable.
Elle disait : « Alors, cette discothèque, chier! » Et s’il y avait de l’excitation dans cette voix, on sentait aussi de la colère, de l’impatience.
Certains garçons de CM2 ont cette assurance au moment du sport. Les maîtresses, comme les petites filles, se font parfois prendre aux délices de cette jeunesse.
Philippe Candéloro est une sorte de monstre. C’est un être intéressant.
Je me retournai.
Il avait autour de lui une petite demi-douzaine de filles. Il était assis au fond du car aménagé salon. Il avait lancé : « Alors cette discothèque ? », je m’étais retourné et l’avais reconnu. Il sortait d’un gala à la Patinoire Arago.
Philippe portait un survêtement bleu marine Umbro. A l’instant il me fit penser à un coq. Les poules patineuses gloussaient comme des rats. Le conducteur semblait de la partie. Avec les Holiday On Ice il avait écrémé Niort, Montluçon, Nevers, des villes comme ça. Il était à La Roche-sur-Yon cinq jours avant le 11 septembre. Arrivé au Newton et devançant mes troupes de quelques mètres je mis les points sur les i au videur : « Philippe Candéloro arrive, tenez-vous prêt(s) ». (Le (s) ajoutait de la force.)
Je vis la panique dans les yeux du videur.
Umbro se présenta.
C’est là que je vis qu’il est très petit.
Le Newton à l’époque avait deux salles avec deux ambiances. Très vite nous fûmes dans la salle de gauche. Quinze personnes.
Personne sur la glace.
A ce stade il faut imaginer un temps très long d’ennui comme on en connaît dans les discothèques
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Curaçao
Bleu-nuit
Bleu fluo
Jaune fluo
Vert
Mec – me drague-t-il ?
Non, pas elle
Il faut faire appel à ses souvenirs personnels
On a tous un vécu malheureux
boîtes à ennui / la correspondante espagnole s’était mise à remuer la tête me voyant la regarder
mine
J’intervins alors. Je me dirigeai vers le Disque-Jockey (qu’est-il devenu ?) et lui dis : « Je suis l’attaché de Philippe Candéloro, est-ce que tu pourrais prévoir une annonce-micro pour faire savoir aux gens qu’il est là. » Il me regarda docilement. A l’époque les DJ marchaient aux CD. Philippe, assis dans son espace, donnait l’impression d’être encore au fond de son car.
Qu’est-il devenu fit applaudir Umbro, lequel leva son verre (Coca-Cola) et je m’en allai.
J’eus l’occasion un autre jour de penser très fort à Philippe. Noël et Natacha sont des amis que nous n’avons pas vus depuis longtemps. Ils habitent Lyon. Noël est un artiste d’origine arménienne ; il est batteur pour des groupes de métal mais il a aussi travaillé pour Liane Folie ; il peint des tableaux d’en général assez grand format, sur lesquels il y a des fourmis ou de petits êtres singuliers qui peuvent évoquer le génocide ; il est assez côté sur le marché de l’art ; il est très élégant, diablement sympathique et particulièrement beau. Il a des cheveux noirs, toujours le sourire, peut-être une dent en or ; il se met de la crème sur les mains ; il sent bon ; autour du cou, son foulard en soie est discret ; il porte des mocassins qu’il sait très bien entretenir ; il est toujours branché sur le secteur alternatif ; sa conversation est très agréable. Il participe, dans les années 80, aux émissions d’Antoine de Caunes ; on doit pouvoir trouver son nom dans le rapport d’activité de nombreuses galeries d’art de Los Angeles ; il fait plusieurs tournées en Amérique du Sud (avec des groupes tels que Slaughter, Octobre Rouge, England Blackpool) ; il joue du duduck au moment de la rencontre avec Lucine sur l’album Bakhtalo du groupe Les P’tites Laines ; on le trouve en 2006 à l’Opéra de Lyon pour un Drum Solo Gretsch ; il apparaît dans l’adaptation théâtrale de Gelsomina jouée par Natacha à la thalassothérapie / hôtel Mercure des Sables d’Olonnes (Vendée) en mars 2008 ; il joue avec son fils dans un troquet de Lyon ; il retape une maison ; il lit Libération ; il enlève délicatement l’amande de son enveloppe plastique pour la placer dans sa cuillère et la plonger, tout en parlant vite, dans son café noir ; il n’a peur de personne ; son téléphone est toujours à vibrer dans un coin ; il répond ; il ne boit pas, ne fume pas ; dans son appartement, il a deux écrans dont le deuxième est le prolongement du premier et ainsi nous écoutâmes, un soir de mai 2008, la création musicale qui lui avait été commandée par un certain Candoloré ou quelque chose comme ça.
« Candoléro, Cadérolo, Crodolé, du patinage » (avait-il dit). « Candéloro ! » (s’était exclamée Natacha).
« Voilà ! » (avait-il conclu).
Noël avait donc reçu, sans le connaître, une commande pour créer la musique du nouveau gala de Philippe (Le come-back d’Holiday). Il fallait composer en fonction des saltos, des triples-loups, de la pirouette renversée non-homologuée ; il fallait que chaque son corresponde à un coup de patin ; il fallait pondre le truc pour la veille du jour de la commande : Noël avait récupéré ce gros contrat suite à des circonstances, un imbroglio quelconque.
Jusqu’en mars 2008 Noël avait donc réussi à vivre sur la même planète que Philippe sans le connaître. Or, pour une personne née dans les années 70, c’est là quelque chose de tout à fait remarquable, quelque chose d’exceptionnel et de singulier.
Une fois les musiques composées, masterisées et validées, nous retrouvons Noël le soir de la première, en grande conversation avec le producteur et l’ingénieur lumières. Tous les trois sont debout au pied des gradins encore vides ; sur la glace œuvre la surfaceuse ; ils sont tout occupés par les derniers calages, ils sont en grande conversation (je l’ai déjà dit). Philippe se présente : « Bonjour, enchanté, Philippe » (dit-il en tendant la main à Noël). « Oui, bonjour, Noël, tu vois là on discute t’es gentil » (coupe court Noël). « Mais, bonjour, c’est Philippe » (reprécise notre héros). Même réponse de Noël et Philippe quitte la scène.
On ne peut même pas dire que Noël ne le remettait pas. Car si l’on admet que connaître Philippe Candéloro ce n’est pas seulement être en mesure de dire tout ce qu’il représente et à quel point son nom est connu de tous, mais que c’est aussi pouvoir l’identifier sur une photographie, à la télévision ou en l’entendant se plaindre depuis le fond d’un car, alors le paragraphe précédent nous conduit à conclure que même après avoir travaillé pour lui pendant plusieurs semaines, Noël ne connaissait pas encore vraiment Philipe Candéloro.
Autrement dit, même après avoir honoré sa commande, il n’avait encore jamais mis Philippe : il ne pouvait donc pas le remettre (ce qu’en effet il n’a pas fait et ce qu’il fallait démontrer).
Les étincelles naissent toujours du rapprochement de plusieurs éléments. Le parallèle entre Marie-José Pérec et Philippe Candéloro me semble pertinent. La juxtaposition d’un Philippe salué par un DJ dans une discothèque vide et d’un Philippe ignoré par Noël dans une patinoire bientôt pleine à craquer produit un effet sympathique, qui prête à réfléchir même si on ne sait pas trop quoi en penser.