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Les yeux derrière

Une sorte de nouvelle / un texte / plongée dans un passé plus ou moins réécrit


Je suis chez ma grand-mère. Le poids des couvertures épaisses, l’odeur du bois, la mémoire des lits à rouleaux : tant de chambres pour ma grand-mère qui vit seule, à côté de son atelier où elle peint, où s’amassent des cartes postales, des livres de photographies du désert, du Vietnam. Elle a choisi des scènes, elle les reproduit et les passe au pastel, à l’acrylique, à l’aquarelle... Souvent, m’a-t-elle avoué, elle peint la nuit (si insomnie), et ma grand-mère finit toujours une toile et elle est douée aussi pour la sculpture, la mosaïque et la restauration de meubles. J’aime bien l’imaginer qui peint la nuit.


Mes parents sont-ils partis fêter la bonne année ? Sont-ils à un mariage, à la célébration du Vendée Globe au moyen d’un feu d’artifice ? Je ne sais plus, j’ai huit ou dix ans. Nous avons dîné simplement, bercés par le tic-tac de la comtoise de Mamie Guilda. Mamie a fini des salsifis qu’elle avait gardés au frigo dans un pot de yaourt, pour moi elle avait fait une viande avec des patates sautées. Elle avait acheté du ketchup à Leclerc parce que je venais dormir. Elle a ouvert la petite fenêtre de bois de l’horloge imposante et elle l’a remontée pour qu’elle tienne toute la nuit. Elle a tiré sur moi les couvertures épaisses, lourdes comme un oreiller de plumes, toutes de textures et de tailles différentes (l’une en patchwork quadrillée de différents tissus –y promener la main est comme un jeu) et sans doute je n’ai pas su faire mon lit le lendemain matin… Elle s’est assise sur le bord de mon lit, moi bien au chaud, enfoncé dans la mollesse des matelas profonds…


J’ai connu ton papy, que tu n’as jamais connu, au mariage d’une cousine auquel je n’avais aucune envie de me rendre. J’y suis allée à reculons. C’était dans la salle de bal habituel, à une dizaine de kilomètres de Chevrette. Moi j’allais parfois au bal (c’est là qu’on trouvait un mari) et toujours à vélo. Et je rentrais de nuit, par la grand’ route. Pourtant, nous savions tous qu’il existait un chemin plus direct et plus court pour rallier les deux bourgs. C’était un chemin de terre comme il y en a plein d’autres, pavés par endroits, qu’on devinait vers la droite après avoir roulé à peu près deux kilomètres sur le goudron, et qui aboutissait directement derrière chez nous. Mais circulaient sur ce chemin des histoires bizarres.


Les clés trimballées au fond des poches d’un promeneur nocturne avaient disparu et s’étaient retrouvées sous l’oreiller de sa femme qui dormait paisiblement dans leur maison –fermée à clé ! On avait fait venir un zoologue de renom pour qu’il compare les cris de tous les animaux du bocage (les chouettes, les oreillards, les faucons…) avec les descriptions des bruits étranges que de nombreux villageois y avaient entendu, alors qu’ils rentraient chez eux en poussant leur solex tombé en panne en empruntant ce raccourci... On racontait qu’en allant voir ses bêtes par un soir de pleine lune (ce détail rendait pour nous les choses encore plus réalistes et terrifiantes), un paysan y avait été saisi d’une migraine affolante, qu’il n’est d’ailleurs jamais parvenu à calmer : ce paysan a fini fou, noyé dans des tracas impénétrables, et il est mort dans son lit d’une fièvre plus forte que les précédentes. Pourtant, c’était un chemin très banal, comme je t’ai dit. On le voyait qui s’enfonçait à partir de la route –petit tunnel aux parois vertes et touffues qui virait bientôt sur la gauche en un virage serré–, et puis jusqu’à Chevrette ensuite c’était tout droit ! Nous avions l’habitude de l’emprunter de jour. Jamais de nuit.


Je m’étais mise en route plus tard que d’habitude. Il était deux heures du matin. (D’habitude je rentrais sur les coups de onze heures, onze heures et demi.) Cette nuit-là, mes parents –tes arrières grand-parents– ne dormaient pas à la maison et je pouvais rentrer à l’heure qui me chantait ! La soirée de bal avait été légère. La nuit était douce et claire. J’avais un beau vélo de femme avec un porte-bagage en acier sur lequel était resté le panier des courses du matin. Et comme tu t’en doutes, cette nuit-là j’ai décidé de prendre le raccourci…


Il est des moments où il ne faut pas trop réfléchir, tu sais, ou bien tu n’avances pas : et tu n’as rien à regretter et rien à raconter ! Le jour où j’ai accepté le bras de ton grand-père à ce fameux mariage, pour une danse, puis deux, je n’ai pas réfléchi… Et j’ai été heureuse !


Je crois que j’ai pensé : « Balivernes et contes de bonnes femmes ! » Et j’ai pris ce chemin comme un petit défi, avec un peu d’excitation au fond du ventre… Il était tard ; je voulais rentrer maintenant. Balivernes !


J’ai roulé bien au milieu du chemin, à l’endroit où l’on est le plus haut. Je surveillais les buissons de droite et de gauche. Le vent s’engouffrait dans mes oreilles et mes cheveux, je roulais vite. Je sentais aussi le vent dans les buissons de droite et de gauche... Il n’y avait pas de dynamo sur mon vélo mais la nuit était claire. Et j’étais aux aguets. Attentive aux accidents du chemin, au moindre mouvement de l’air mais décidément la nuit coulait tranquille, la nuit de bal... J’ai perçu un halètement dans mon dos. Je me retiens de respirer pendant quelques instants : c’est moi-même qui m’effraie peut-être ? Quelque chose derrière moi. Une respiration. On me suit, on a l’air de me dire quelque chose. C’était peut-être un avertissement ?


J’ai pressé sur les pédales et désormais je roule à toute vitesse sur ce maudit chemin, je me maudis de l’avoir provoqué. Quelle idée ! J’ai peur maintenant. Je pense au bruit d’un poste de radio qu’on règle, à l’aiguille que la sorcière enfonce dans les matelas. Je vois le sentier serpenter, les feuilles devenir chauves-souris, les cailloux se changer en crapauds !


Mamie sourit ; elle a un bon mot : Je perds les pédales !


Mais je ne me retournerai pas. Je me retournerai au premier lampadaire, à Chevrette si j’y parviens. Quelle est cette présence derrière moi, cette chose qui me suit et me respire, qui me poursuit ? J’ai eu très peur cette nuit-là. J’ai osé regarder quand j’en ai eu fini avec ce raccourci : dans mon panier, sur mon porte-bagage, il y avait un chiot tout blanc, aux oreilles marron, avec un ruban rouge autour du cou : il était si attendrissant ! Il me regardait avec la langue pendue, comme s’il attendait son écuelle d’eau ou la suite du voyage… et je crois que j’ai éclaté de rire quand j’ai réalisé ce qui m’avait tant effrayée !


Mon papy est mort sur la route de Chevrette quand mon père avait treize ans. Mon papy était motard et il avait été appelé pour régler la circulation suite à un accident. Il a été fauché par un camion. Il y a cette photo sur le meuble de la salle à manger de mamie : il se tient debout devant sa moto, son casque de gendarme enfoncé sur la tête. Cette photo en noir et blanc a pour moi la même force que le portrait de Che Guevara pour le reste du monde : elle est la seule image que j’ai de lui vivant. Elle est aussi cette présence dans le dos de toute notre famille, lors des réunions de Noël, lors des anniversaires.



Post-Scriptum (2017) : l'année dernière, j'ai demandé à ma grand-mère de m'emmener sur les lieux de cette histoire. J'étais très curieux et je crois que ma mamie, elle aussi, était heureuse de me montrer ce chemin. Le voilà donc tel qu'il est aujourd'hui, en 2016, goudronné et bordé d'éoliennes.

Ne pas se fier aux dates
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